Dix questions à Alain Chotil-Fani Spécialiste de Dvořák
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Vous n’avez pas, à ce que nous sachions d’origine tchèque. D’où vous est donc venue cette passion pour Antonín Dvořák ? (Vous venez de faire à son sujet une conférence à l’Opéra de Marseille dont nous avons rendu compte)
Vous avez tout à fait raison, je n'ai pas la moindre goutte de sang tchèque. De plus, mes parents n'étaient ni musiciens ni mélomanes. Pourtant, j'ai été captivé par la Symphonie du Nouveau Monde, découverte par hasard durant mon adolescence. Je ne savais rien de Dvořák, de la musique en général, et j'ignorais même ce que signifiait le terme "symphonie". Mais j'ai été immédiatement fasciné et j'ai cherché à en apprendre le plus possible sur ce compositeur au nom étrange, qui me touchait pour des raisons que je ne comprenais pas moi-même. Mon admiration pour lui n'a fait que grandir avec le temps. Puis, j’ai lu, étudié, rencontré des musiciens et des musicologues, voyagé, jusqu’à la lointaine Spillville, dans l’Iowa, où je trouvai des descendants de ceux qui avaient accueilli Dvořák là-bas.
Vous avez écrit deux livres sur ce musicien et vous animez un site MusicaBohemica.org. Quel écho ont-ils ?
Ces expériences ont permis quelques belles rencontres, la dernière étant celle de Marseille. Auparavant, j’ai eu la joie d’animer une présentation à l’Ambassade de la République Tchèque à Paris, aux côtés du Trio Atanassov. Plus généralement, il m’arrive de croiser çà et là des commentaires ou des analyses musicales qui, peut-être, reprennent certaines des idées avancées sur le site ou dans ces livres. Il est difficile d’en être certain, car tout le monde n’a pas la délicatesse de citer ses sources… Nos travaux ont permis, je crois, de repenser certains faits historiques que l’on considérait comme acquis. Dvořák est si mal connu ! Le premier livre, “Un musicien par-delà les frontières”, a été co-écrit avec mon ami Eric Baude, expert (entre autres) de la musique tchèque, musicien de grand talent et, chose essentielle, parlant parfaitement le tchèque. Dans cet ouvrage, nous avons par exemple exploré la diffusion de la musique de Dvořák en France au XIXe siècle, un thème guère abordé. Le second livre, plus récent, est centré sur les trois années que le compositeur passa en Amérique. Je reprends des témoignages d’époque aimablement confiés par le Dr David Beveridge, un immense connaisseur de Dvořák, et y ai ajouté mes propres “découvertes”, comme les liens qui unissaient Antonín Dvořák et Nikola Tesla. J’ai dû aller à l'encontre de bien des idées reçues, et cela m’a conduit à indiquer beaucoup de sources en notes de bas de page afin d’étayer mes propos.
Comment expliquer que Dvořák soit finalement méconnu, malgré quelques œuvres célèbres ?
Son personnage nous a été longtemps connu à travers un filtre idéologique qui décrivait un homme du peuple écrivant d’instinct sous l’emprise du folklore de son pays. Rien n’est plus faux ! Dvořák était un travailleur assidu, grand admirateur de Haydn, Mozart ou Beethoven, qui ne cessa de perfectionner son art, tout en restant ouvert à la musique contemporaine qu’il étudiait attentivement. Il s’inscrit sans ambiguïté dans la prestigieuse filiation des créateurs européens. Et lui-même ne s’est jamais considéré comme étant un compositeur “nationaliste” — c'est une vision héritée de commentaires de son vivant, et exploitée à n’en plus finir au long du XXe siècle. Ce point de vue conduit évidemment à refuser une portée universelle à son art, ou du moins à la relativiser, chose qui m’apparaît aujourd’hui comme aberrante.
Un autre facteur est l’impossibilité de le classer. Est-il un auteur joyeux, ou intensément funèbre ? En vérité, il est les deux, parfois au sein d’une même page. Est-ce un compositeur d’opéras qui écrit des symphonies, ou un auteur de symphonies s’essayant au genre lyrique ? Aucune réponse ne convient. Il est l’un des très rares romantiques à avoir magnifié tous les genres, le chant, la musique de chambre, la symphonie et le poème symphonique, l’opéra, la musique sacrée… seul le ballet manque à son catalogue.
Son passage en Amérique en 1892-1895 n’aura-t-il pas paradoxalement œuvré à sa méconnaissance ?
Lors de cette période, il livre quatre de ses œuvres les plus connues — la Symphonie du Nouveau Monde, le 12e Quatuor dit “Américain”, une Humoresque pour piano (7e du cycle de l’opus 101) et le 2e Concerto pour violoncelle. Leur popularité n’est que justice. Mais on peut considérer que ses pages composées quinze ou vingt ans plus tôt, en Bohême, sont tout aussi réussies : les deux Sérénades op. 22 et 44, ses cycles de chants, son 8e Quatuor, sa sixième Symphonie, par exemple. Oui, il est probable que l’intermède américain ait relégué dans l’ombre le reste de sa production. Toutefois, le succès international de Rusalka démontre que cette situation peut évoluer.
Dvořák était très croyant et a composé nombre de musiques religieuses. Certaines sont-elles pour vous des chefs-d'œuvre ?
Sans aucun doute. On peut observer les manifestations de la foi avec une certaine distance et reconnaître la profonde beauté de ces pages religieuses. Je compte le Stabat Mater et le Requiem parmi les plus admirables effusions de la musique sacrée, toutes époques confondues.
Venons-en au lyrique. Comment se fait-il que Rusalka soit le seul opéra de Dvořák que l’on joue ?
Parce que c’est le meilleur ! C’est une œuvre tragique — comme Carmen, l’histoire s’ouvre dans une sorte de “carte postale”, ici celle d’une nature enchantée, pour s’achever dans la noirceur la plus absolue. Dvořák avait, enfin ! trouvé son librettiste idéal, Jaroslav Kvapil, et la parfaite entente entre ces deux hommes permit la naissance de cette merveille. L'intrigue, l’écriture pour les voix et l’orchestre, l’enchaînement des scènes avec ce sentiment permanent d’une course à l’abîme, on ne sait plus quoi admirer dans cette page, sans parler de sa profondeur psychologique. Hélas, Kvapil fut incapable de proposer un nouveau livret à Dvořák, malgré les implorations de ce dernier.
Et les neuf autres opéras qu’on lui doit, pourquoi sont-ils dont négligés ?
Les dix autres, car Dvořák écrivit deux musiques complètement différentes pour le Roi et le Charbonnier. Nous avons donc, sous ce titre, deux œuvres lyriques distinctes, bien qu’ayant un livret identique. Comme il le fit pour ses quatuors et ses symphonies, Dvořák commença à composer des opéras très tôt, à une époque où il n’avait pas encore percé. On considère (peut-être arbitrairement) que son premier “grand” opéra est Dimitri, dont l’histoire débute au moment où s’achève celle du Boris Godounov de Moussorgski. Viennent ensuite le Jacobin, le Diable et Catherine et, après Rusalka, Armida. Leur production réclame des moyens importants, et l’on peut comprendre la prudence des maisons d’opéra envers ces œuvres exigeantes — y compris pour les interprètes — qui risqueraient de décevoir un public désormais accoutumé à Rusalka. Je le regrette, bien sûr, car je pense que ces pages ont toute leur place au répertoire. J’ajoute qu’ils n’ont pas cette dimension patriotique que l’on s'obstine à leur accoler dans certains commentaires.
Un autre compositeur Tchèque, Bedřich Smetana est lui aussi peu joué. Pour d’autres raisons ?
Les dégâts d’une historiographie trop encline à présenter Smetana comme un aimable nationaliste ! Que peut-on attendre d’autre de l’auteur de la Fiancée vendue ou de la célébrissime Vltava, qu’une habitude malheureuse nous fait désigner d’un nom allemand, Moldau ? Pourtant, l’opéra les Deux veuves, par exemple, est une merveille, dont on ne s’explique pas la rareté dans cette partie de l’Europe. Quant à sa musique instrumentale, je voudrais dire ici mon admiration pour ses deux quatuors à cordes, qui ont toute leur place à côté des chefs-d'œuvre de Leoš Janáček. À ce sujet, vous trouverez chez musicabohemica.org un grand nombre d’articles passionnants signés Joseph Colomb au sujet de Janáček.
Pensez-vous que ces compositeurs, ou d’autres à redécouvrir, puissent redonner à la ville de Prague son rôle central dans la musique européenne ?
Un rôle essentiel, oui, au même titre que d’autres capitales culturelles du continent. Je pense que la musique est depuis longtemps honorée à Prague, au moins depuis Mozart, malgré les drames du siècle passé. Maintenant, que l’on révère à Prague les grands noms de la musique tchèque, c’est chose entendue, même si on peut toujours faire mieux. Toutefois, je plaide pour que ces compositeurs-là, parmi d’autres, trouvent leur place légitime dans l’histoire de la musique, par-delà une vision réductrice qui les enferme dans une école, ou prétendue telle. Laisser Prague assumer cette tâche risquerait, paradoxalement, de nuire à cette reconnaissance.
Marseille a été le lieu de la première exécution française de la symphonie du nouveau monde en 1899 et de Rusalka en 1982 ; Pensez-vous que l’Opéra de Marseille puisse nous permettre de nouvelles découvertes ?
Oui, Marseille fait figure d’exception, en ayant dévoilé au public français deux des pages les plus populaires de ce compositeur. En 2017, j’avais “découvert” (les guillemets s’imposent, d’autres l’avaient peut-être déjà fait à mon insu) dans les archives en ligne que la première française de la Symphonie du Nouveau Monde avait eu lieu à Marseille, sous la direction du méconnu Calliste Borelli. Ce fut une joie immense, car cela modifiait l’histoire, et honorait votre ville d’un nouveau fait mémorable. Je m’empressai de publier un article.
Il reste de belles découvertes à faire. À quand une intégrale des symphonies ou des quatuors par un ensemble français ? Vous me demandez si Marseille a son rôle à jouer… Lors de mon trop court séjour chez vous, j’ai pu juger du sérieux et de l'enthousiasme de mes interlocuteurs à l’opéra ou des élus que j’ai rencontrés, et du soin manifeste qu’ils portent à leurs missions. Sans parler de l’excellence musicale ! Vous avez pu apprécier comme moi la qualité du quatuor composé de Da-Min Kim, Claude Costa, Magali Demesse et Etienne Beauny. Un vaste répertoire attend sa renaissance, ou même sa naissance, sur une scène française. Pour rester dans les Pays Tchèques, au-delà des “quatre grands” - Smetana, Dvořák, Janáček, Martinů - il demeure tant d’auteurs négligés, comme Bendl, Fibich, Novák, Schulhoff, Hába… Maintenant, pour revenir à mon auteur favori, je serais enchanté d’apprendre que l’Opéra de Marseille s’intéresse à Čert a Káča, le Diable et Catherine. Une page réjouissante, avec d’éblouissantes scènes de danse, un deuxième acte dans un enfer de comédie et l’aria si émouvant de la princesse au début de l’acte final.