Inauguration du Grand Théâtre, Opéra Municipal de Marseille, le 3 décembre 1924
Le docteur Siméon Flaissières, radical socialiste, est le premier maire socialiste d’une grande ville de France. Elu en 1892 maire de Marseille, ce médecin des pauvres qui exerça dans le quartier d’Endoume, est un protestant Cévenol, comme son lointain successeur Gaston Deferre, avec qui il partageait non seulement les origines et l’appartenance à la gauche socialiste, mais également une certaine et curieusement proche détestation des « allochtones » (Arméniens pour l’un, Pieds Noirs pour l’autre)1. C’est lors de la séance du 20 novembre 1924, que le bon Docteur Flaissières, alors sénateur-maire de Marseille, et le Conseil Municipal prirent la décision à l’unanimité, de laisser l’inauguration de l’Opéra aux marseillais, en dehors de toute distinction sociale. Cet élan démocratique, peut-être légèrement démagogique, qualifié parfois de façon moqueuse « d’ultra démocratique 2 », qui bénéficia à 800 marseillais, fût réalisé par tirage au sort sur la base des listes électorales d’alors. Il offrait également une entrée supplémentaire à un membre de la famille de l’heureux bénéficiaire auxquelles s’ajoutèrent pour compléter la salle, les places allouées aux ouvriers des différents consortium qui participèrent à la reconstruction du bâtiment. Néanmoins, certaines voix s’élevèrent contre cette façon de procéder, le coût prohibitif de la soirée, qualifiée d’erreur parce qu’elle coûta très cher à l’ensemble des contribuables au bénéfice de si peu d’entre eux, laissant ainsi de côté les véritables amateurs de lyrique et admirateurs de Reyer, focalisa les griefs. Le maire et le Conseil présidèrent la soirée, s’asseyant au paradis (ce que l’on nomme plus volontiers le poulailler aujourd’hui), laissant la population s’installer à l’orchestre et le 3 décembre 1924, Ferdinand Rey, chef d’orchestre marseillais grimpa au pupitre pour diriger Sigurd, de son homonyme Ernest Rey (qui germanisa de son vivant, son nom en Reyer) … il fallait bien un compositeur du cru pour cette soirée exceptionnelle. Elle débuta par la Marseillaise et l’Arlésienne reprises en chœur par le public et se termina fort tard, les lumières s’éteignirent vers 1 heure du matin… le premier acte finit sous les applaudissements du public qui, dès l’entracte, se précipita dans les couloirs et galeries pour en admirer les motifs et décorations, le foyer retint principalement son attention. Dès le deuxième acte, le public ovationna Guy Cazenave, un ténor basque « de grande race, d'un goût très sûr, d'une irréprochable technique qui servaient un organe d'une solidité, d'une pureté, d'une musicalité fort rares 3» qui dans le rôle-titre de Sigurd, bissa l’air « Hilda, vierge au pâle sourire ». Il était accompagné de Mathilde Comès, Soprano, dans celui de Brunehilde, qui récolta à son tour de vifs applaudissements, la distribution comprenant également, Mmes Sabran et Royer, Mrs Noel, Terval et Audiger. Les chœurs, l’orchestre et la mise en scène furent loués pour parachever une soirée éminemment réussie même si certaines critiques apparurent, pointant la direction Audier et Durand. Cette direction bicéphale, qui avait promis à grands renforts de publicité, la venue exceptionnelle pour cette première de grandes voix que personne ne vit, ni entendit, laissait craindre pour la distribution des prochains ouvrages. La Tribune de Marseille s’en émut ouvertement dans un article de décembre consacré à l’inauguration de l’Opéra, comme elle s’inquiéta du coût pour les contribuables de chaque soirée lyrique, arrivant au total effarant pour l’époque de 18000 Francs la représentation4 . La mariée n’était peut-être pas si belle…
Le lendemain, le vendredi 4 décembre, eut lieu véritablement l’inauguration de la saison lyrique mais aussi la prise de possession officielle des travaux. Les personnalités étaient nombreuses, venues du monde administratif, militaire, politique, commercial, industriel ou artistique. L’Etat était représenté par Edouard Daladier, ministre des Colonies, qui connaissait très bien le lieu pour avoir été professeur au Lycée Thiers de Marseille, à seulement quelques centaines de mètres de l’Opéra. Il y avait notamment outre le Docteur Flaissières, Mr Billès son adjoint aux Beaux-Arts, Mr Paul Léon, le directeur général des Beaux-Arts, le Préfet Thibon, le Sénateur Pasquet. L’orchestre de l’Opéra de Marseille interpréta « la suite de l’Arlésienne » puis Siméon Flaissières après avoir fait visiter à ses invités le nouvel Opéra, prononça dans le grand foyer un discours tout à l’honneur des travaux qui permirent enfin l’achèvement de ce somptueux monument. Mr Billès puis Mr Pellegrini en tant que président du consortium des constructeurs de l’Opéra de Marseille, insistèrent sur les mérites de chacun dans l’aboutissement en temps et en heure de ce projet, malgré les nombreuses attaques et difficultés matérielles. Les architectes Ebrard, Castel et Raymond, les artistes Sartorio, Eichaker, Raybaud, Varenne, Henry de Groux, Jean Jullien, Louis Audibert, Mathieu Verdilhan, Barthélémy, Augustin Carrera, Antoine Bourdelle, les entreprises, les sociétés de peinture et de vernis furent cités mais du plus modeste au plus élevé collaborateur, Mr Pellegrini tint à associer tout le monde dans la réussite de ce grand et bel édifice qui « prouve d’une façon irréfutable qu’à Marseille, on peut faire aussi bien que partout ailleurs 5». Inévitablement, ressortit dans son discours, quelque aigreur envers les rivalités franco-françaises « Nos rivaux prétendront que Marseille est pauvre en monuments, en œuvres d’art et belles perspectives. Quelle erreur ! Il suffit de contempler ce grand et bel édifice pour ne plus douter un seul instant de la puissance artistique de la ville 5». Là encore, certains s’opposèrent à cette autosatisfaction, « c’est, en effet, un fait incontestable que la grande façade telle qu’elle se présente actuellement aux yeux du passant est aussi laide que possible 6»
Mr Daladier ministre des Colonies, clôtura les discours en prononçant une allocution toute en félicitations et remerciements, sans omettre de noter, je cite « la grande joie des coloniaux passant par Marseille de trouver dans notre cité un monument où ils éprouveront les sensations d’art dont ils sont sevrés hors de France 5 ». La soirée lyrique rencontra là encore un vif succès, elle fût ovationnée à la mesure de la veille.
L’inauguration du Théâtre Municipal de Marseille en 1924 fut un événement marquant. Elle permit aux Marseillais de retrouver leur Opéra qui incarnait alors, malgré les divergences politiques, sociales ou culturelles, les aspirations et les défis d’une ville en pleine mutation, résolument ouverte sur le monde et l’avenir. Célébrer son centenaire, c’est non seulement rendre hommage à la reconstruction de ce monument, mais aussi saisir l’occasion de réfléchir à la place de la culture dans notre ville et au-delà, dans la société. L’opéra de Marseille à travers son ouverture artistique et sa diversité culturelle, est bien plus qu’un théâtre, il est le symbole de notre ville, riche de ses contrastes. Une cité ancrée dans sa tradition et tournée vers l’avenir, belle, vivante et pleine de vitalité.
1 "Paris-Presse-L’Intransigeant" le 26 juillet 1962 , Gaston Deferre-"Il y a 15.000 habitants de trop actuellement à Marseille, c’est le nombre des rapatriés d’Algérie. -Pas question d’inscrire leurs enfants à l’école car il n’y a pas assez de place pour les petits marseillais. -Qu’ils quittent Marseille en vitesse, qu’ils essaient de se réadapter ailleurs. -Qu’ils aillent se faire pendre ailleurs. -Ils fuient. Tant pis ! En tout cas je ne les recevrai pas ici. D’ailleurs nous n’avons pas de place. Rien n’est prêt. Qu’ils aillent se faire pendre où ils voudront ! En aucun cas et aucun prix je ne veux des Pieds-Noirs à Marseille ».
‘’Le Petit Provençal’’ le 21 octobre 1923, publiait la lettre que le maire de la ville, le Dr Siméon Flaissières, venait d’adresser au préfet des Bouches-du-Rhône : ‘’Depuis quelque temps se produit vers la France, par Marseille, un redoutable courant d’immigration des peuples d’Orient, notamment des Arméniens. Ces malheureux assurent qu’ils ont tout à redouter des Turcs. Au bénéfice de cette affirmation, hommes, femmes, enfants, au nombre de plus de 3000, se sont déjà abattus sur les quais de notre grand port. Après l’Albano et le Caucase, d’autres navires vont suivre et l’on annonce que 40000 de ces hôtes sont en route vers nous, ce qui revient à dire que la variole, le typhus et la peste se dirigent vers nous, s’ils n’y sont pas déjà en germes pullulants depuis l’arrivée des premiers de ces immigrants, dénués de tout, réfractaires aux mœurs occidentales, rebelles à toute mesure d’hygiène, immobilisés dans leur indolence résignée, passive, ancestrale. (…)
Des mesures exceptionnelles s’imposent et elles ne dépendent pas des pouvoirs locaux. La population de Marseille réclame du gouvernement qu’il interdise vigoureusement l’entrée des ports français à ces immigrés et qu’il rapatrie sans délai ces lamentables troupeaux humains, gros danger public pour le pays tout entier’’.
2 La Tribune de Marseille Mensuel décembre 1924
3 L’Express du Midi Edition de Toulouse du 28/12/1937
4 18000F 1925 correspondent à environ 15 000€ (source INSEE) à rapporter au coût de la vie, prix du kilo de pain en 1925 1F58, du kilo de sucre 1F90, salaire mensuel net moyen d’un ouvrier 487 F) et à multiplier par le nombre de représentations annuelles, environ 140 cette année-là.
5 Le Petit Marseillais du 5/12/1924
6 La Tribune de Marseille novembre 1924